Pendant les années chargées par les obligations familiales, les priorités ne favorisaient pas les moments de contemplation et de méditation en nature… Mais quand même, mes fils et moi allions se promener de temps en temps aux Iles de Boucherville, et je pense leur avoir transmis un peu de mon amour de la nature.
Avec les moyens financiers limités dont je disposais suite à ma séparation, j’ai dû me résoudre à déménager dans un condo situé au niveau sous-sol. Par les fenêtres, je voyais du béton et un peu de gazon au niveau des yeux. Huit ans à étouffer, à manquer de lumière et de végétation, pendant lesquelles j’ai vécu les pires années de ma vie de mère solo séparée.
J’ai vendu le condo pour me soulager des obligations engendrées par le statut de propriétaire. J’ai déniché un appartement, au troisième et dernier étage d’un bloc de huit logements. Un immense érable surplombait et enveloppait mon balcon, qui était tout juste assez grand pour y mettre un petit ensemble bistro. La lumière et l’air frais entraient par ma porte patio, et ça me rendait heureuse. J’avais l’impression de respirer, enfin.
J’étais maman monoparentale depuis déjà plusieurs années au moment où j’ai emménagé dans cet appartement, et je traversais une situation familiale difficile. Je n’avais pas encore fait la paix avec mon célibat, et j’entretenais de trop lourdes attentes envers la vie. Mon moral n’était pas au top, et j'en étais encore à l'étape du refus quant aux activités que j'aurais pu faire en solo.
J’ai passé des centaines de soirées sur mon minuscule balcon, nichée dans les branches de mon arbre, à admirer la lumière dorée du soleil couchant à travers ses feuilles. Je restais là des heures, avec Radiohead ou Half Moon Run dans le speaker, à écrire en sirotant un verre de vin. Il montait haut, très haut, beaucoup plus haut que l’immeuble. Je lui ai raconté mes tourments, mes déprimes de solitaire et de maman monoparentale, mes appréhensions de passer mes étés isolée, mes inquiétudes de ne jamais trouver un homme à aimer. J’ai pleuré beaucoup pendant ces innombrables soirées, dissimulée des voisins par ses magnifiques branches, et réconfortées par elles, aussi.
J’ai souvent eu l’impression qu’il m’écoutait et qu’il se penchait sur moi pour me protéger.
« Maman, ils sont en train de couper l’arbre ». Mon fils, au téléphone, alors que je suis au travail.
Quel arbre? « Notre arbre, maman, NOTRE arbre!!
Je ne saisissais pas, jusqu’à ce qu’il m’envoie une photo.
Mes jambes se sont transformées en chiffon, et je suis tombée assise sur ma chaise. L’image que j'ai vue m’a arraché le cœur. Il ne restait qu’un coton de mon érable aimé.
J’ai difficilement terminé ma journée au boulot. À mon retour chez moi, le trou béant que j’ai trouvé devant l’immeuble m’a achevée… une souche de quatre pieds de diamètre, coupée au ras le sol. J’ai été prise d’un vertige et j’ai fondu en larmes. J’ai monté les marches en pleurant, croisant au passage l’administrateur de l’immeuble, sans le regarder ni lui adresser la parole.
J’ai pleuré les jours suivants, comme si j’avais perdu un ami. Rien de moins. J’ai eu l’occasion de discuter avec mes voisins, qui étaient aussi tristes que moi. Apparemment, mon érable avait été la victime d’un malentendu entre les propriétaires des deux terrains qu’il chevauchait.
Sans les branches de mon majestueux et bienveillant confident, je n’avais plus rien à faire dans cet immeuble.
J’ai vite compris que la présence à mes côtés de mon arbre durant les six dernières années avait été encore plus significative que je ne l’avais cru. Je ne me sentais plus à ma place. Je me suis mise à penser que son départ n’était pas arrivé en vain, qu’il me précipiterait vers la prochaine étape de ma vie. J’ai dès lors considéré cet événement comme un signe que je devais bouger, que la vie avait du bon pour moi en réserve, ailleurs.
Mais seulement, voilà…. est arrivée une certaine pandémie, et rien n’a pu bouger. Comme le reste de la planète, je suis restée enfermée…et j’ai passé un été sans la moindre parcelle d’ombre, dans un appartement orienté franc sud, dans lequel il faisait 30 degrés, malgré la clim au maximum.
La folie immobilière m’a empêchée de déménager dans les délais souhaités, et c’est au moment où j’ai lâché prise et accepté de demeurer une année de plus dans cet appartement que j’étais venue à détester, que les astres se sont alignés pour moi.
Je suis tombée un certain samedi sur une minuscule affiche« À LOUER » plantée sur le terrain au coin d’une rue non loin de chez moi. Un condo était à louer dans un complexe où j’avais déjà souhaité m’installer. Une belle connexion s’est vite installée avec la propriétaire, et trois semaines plus tard je déménageais dans un endroit lumineux, avec un arbre dans chaque fenêtre, et une grande terrasse.
Je suis toujours solo, mais j'ai fait du chemin et ma vie est devenue plus légère. Mes fils sont adultes, ils sont ma fierté. J’ai apprivoisé ma vie solo, et chaque matin je réalise à quel point je suis privilégiée… particulièrement l’été quand je peux profiter au maximum de ma terrasse.
J’ai décidé de garder le souvenir de mon érable gravé sur ma peau… mon premier tatouage à vie, à 57ans. Son passage dans ma vie aura été trop significatif pour que je laisse son souvenir s’éteindre.