Je ne peux pas vous parler de ma vie solo sans vous parler de lui. Grand brun, magnifique, fidèle et toujours prêt à recevoir mes confidences et mes larmes dans mes moments difficiles. Je l’ai rencontré en 1988, et il m’a quittée en 2020. 32 années de vie avec lui, mon cheval. Il s’appelait Doc.
Toute petite je rêvais de faire de l’équitation. J’écrivais déjà des histoires dans lesquelles je participais à des concours hippiques avec un cheval bien à moi, et je dessinais des chevaux sur tous mes cahiers d’école.
Il était difficile pour mes parents d’ignorer ma passion. Vers mes 12 ans, au milieu d’une situation familiale précaire, mon père m’a inscrite à des cours d’équitation classique. Mon rêve se concrétisait enfin. Il a duré environ trois ans, pour s’éteindre avec le divorce de mes parents.
Après mes études, alors que j’avais un travail régulier, j’ai pu reprendre mes cours. À partir de ce moment, au début de ma vingtaine, ma passion pour les chevaux s’est installée dans ma vie pour de bon. J’ai travaillé avec plusieurs chevaux appartenant au propriétaire de l’écurie, me permettant ainsi de me bâtir une belle expérience. Jusqu’à ce qu’arrive à l’écurie un jeune quarter horse de 3 ans, Doc, parti d’une ferme du Texas pour remonter le chemin des encans jusqu’à moi.
Le propriétaire de l’écurie m’a confié l’entraînement de ce jeune poulain difficile. Il n’était pas facile à aimer, avec ses oreilles dans le crin et sa façon de débarquer tous les cavaliers en « buckant ». Avec une amie qui avait aussi un jeune cheval à l’entraînement, on a passé les mois suivants à longer, monter, entrainer nos deux bébés… beaucoup d’heures pendant lesquelles je réalisais pleinement mon rêve de petite fille.
Évidemment, je suis tombée en amour avec celui qui était devenu « mon » Doc. Les heures passées ensemble nous ont soudés, et j’ai décidé de l’acheter. Ma vie amoureuse étant inexistante après une relation décevante à la fin de mon secondaire, me lancer à corps perdu dans ma passion était la solution parfaite.
Toutes les heures consacrées à mon nouvel amour ont commencé à payer, et on a été prêts à faire nos débuts en compétition de sauts d’obstacles l'année suivante. On s’en est tenus lui et moi au niveau régional, pour des raisons avant tout financières, mais aussi parce que Doc n’avait pas le profil ni le calibre pour évoluer au provincial. Ça me convenait très bien ainsi.
Les weekends des étés suivants ont été consacrés à se promener d’un concours à l’autre, dans la région. Des belles et longues journées, toujours récompensées par des beaux rubans, et beaucoup de plaisir. Doc allait bien, on faisait une belle équipe.
J’avais rencontré Marc durant cette période, au travail. Il aimait m’accompagner sur les terrains de concours, était à l’aise avec Doc et s’entendait bien avec mes amis. Quand on a commencé à faire des projets d’avenir pour notre couple, il était évident pour lui que Doc ferait toujours partie du budget. Ça me rendait heureuse et ça me rassurait.
La courte carrière de compétition de mon Doc s’est terminée en 1992, après une blessure au tendon qui nous a gardés, lui et moi, au repos à la maison pendant de longs mois. Je me suis bien occupée de lui, j’ai passé de longues heures à le laissant brouter au bout de sa longe. Ça nous a rapprochés, je crois qu’il a compris que j’étais là pour lui, même en dehors des entrainements.
On a bien fait des petits concours « maison » pour s’amuser, mais Doc avait reçu un diagnostic de syndrome naviculaire, une douloureuse dégradation d’un petit os dans son pied. Sa condition nécessitait l’arrêt total du saut d’obstacle. La vétérinaire m’a proposé une intervention chirurgicale simple, qui lui enlèverait toute douleur, et lui procurerait de 18 à 24 mois de belle qualité de vie, avant que la douleur ne revienne et qu’une décision plus drastique ne s’impose. J’ai accepté, et j’ai même assisté la vétérinaire pour l’intervention, qui s’est déroulée à l’écurie.
Suite à cette opération, j’ai découvert en Doc un cheval nouveau. Débarrassé de la douleur, il a retrouvé des allures confortables, son dos s’est assoupli. Notre routine avait changé, mais les heures passées avec lui demeuraient des moments de pur bonheur. Je respectais ses limites physiques, et dès l’apparition du moindre inconfort, je le remettais au repos pour le temps nécessaire. La période de« probation » de 18 mois annoncée par la vétérinaire s’étirait et s’étirait. Doc allait bien et ne montrait aucun signe d'une baisse de sa qualité de vie.
Beaucoup de nouveauté s’était aussi installée dans ma vie avec Marc. Après quelques années en appartement, on a fait l’achat de notre maison en 1997. Nos deux trésors sont nés en 1999 et 2001. Pendant mes grossesses, de fidèles amies se sont occupée de monter Doc, alors que moi je l’emmenais au champ pour le faire brouter, assise confortablement dans ma chaise pliante.
Oui, Doc restait encore et toujours dans le budget… mais le sujet apportait quand même quelques conflits. Bien sûr, notre vie familiale était maintenant la priorité, et il est devenu compliqué de trouver du temps pour Doc sur une base régulière. Malgré tout, il est resté, grâce encore à l’aide de mes amies qui prenaient le relai quand il m’était impossible d’aller m’occuper de lui.
Malheureusement, mon couple n’a pas tenu le coup. Déjà pas un « match parfait », l’amour fragile entre Marc et moi n’a pas survécu aux pressions de la vie familiale. Marc avait une entreprise qui l’accaparait et le rendait non disponible pour sa nouvelle famille. Je me retrouvais donc seule avec deux enfants les trois-quarts du temps. Ça n’était pas du tout la vie familiale que j’avais envisagée, ni ce que Marc avait promis.
Sans entrer dans les détails, nos derniers mois ensemble ont été pénibles, et notre séparation tout autant. L’été avant que notre aîné entre à la maternelle, Marc est parti vivre avec une autre femme. J’ai fait le mauvais choix de garder la maison, pour offrir une certaine stabilité aux enfants. J’ai même re-hypothéqué en prévoyant un montant pour garder Doc encore quelque temps. Car oui, mon Doc vivait une belle vie, malgré l’ultimatum donné par la vétérinaire onze ans plus tôt. Incapable de m’en défaire, je devais trouver à tout prix comment l’intégrer dans mon budget de maman monoparentale à temps partagé. Je me retrouvais ainsi dans une situation financière extrêmement compliquée, et j’ai commencé à accumuler les dettes.
J’ai tout d’abord déménagé Doc dans une écurie plus abordable pour moi, et mieux adaptée aux temps libres plus fréquents dont il disposait. Il passait beaucoup de temps au champ, entouré d’amis. La vie parfaite pour un cheval en pré-retraite. De mon côté, j’étais rassurée quand j’étais dans ma semaine de garde, occupée à temps plein avec mes deux amours. Je me reprenais avec mon Doc la semaine suivante.
J’ai étiré l’élastique le plus longtemps que je l’ai pu.
En octobre l’année suivante, ma réserve était vide. Après avoir payé la pension à l’écurie le 1er du mois, j’ai réalisé que je n’avais pas d’argent pour acheter des bottes d’hiver aux garçons. J’étais face au mur. Les arrangements monétaires entre Marc et moi étaient tout sauf simples, je n’avais pas d’option de ce côté. Un seul choix était devenu évident, la décision déchirante s’imposait.
Mes visites suivantes à Doc ont été remplies de tristesse. J’ai beaucoup pleuré et je lui ai parlé de ma situation. À 23 ans, Doc n’avait bien sûr plus aucune valeur marchande, et même s’il en avait eu, je refusais de l’envoyer finir ses jours loin de moi. Des gens malveillants auraient tôt fait de le mettre au travail pour des promenades ou des cours, et l’idée m’en donnait mal au cœur.
Je suis allée rencontrer Daniel et Martine, le couple propriétaire du centre équestre pour leur expliquer ma situation et les aviser de ma décision de faire euthanasier Doc. Avec toute la bienveillance que je leur connaissais, ils m’ont tout d’abord consolée, puis m’ont proposée de les laisser essayer de trouver une solution. Doc était en pleine santé et n’avait jamais été aussi beau et heureux… ils voyaient mal comment on pouvait arriver à une conclusion aussi triste. Ils m’ont demandé de leur donner un peu de temps…j’e pourrais payer la pension de novembre, mais pas la suivante.
Et le miracle est arrivé. Diane, une dame d’une cinquantaine d’année, venait de commencer à prendre des cours et se cherchait un cheval dont elle pourrait prendre soin et monter à l’occasion. Martine avait posé la condition que Doc devait demeurer en pension au centre, et la dame était d’accord. Malgré ma peine de ne plus être officiellement la propriétaire de mon amour, j’étais bien consciente que c’était une chance inouïe de prolonger sa belle vie. J’ai donc cédé mon Doc à Diane, et celle-ci m’a invitée à venir le voir aussi souvent que je le désirais. Chouette, quand même.
Évidemment, le soulagement financier était considérable. Émotionnellement, j’ai quand même mis quelques semaines avant d’être en mesure de retourner le voir. Mais finalement, passer du temps avec lui, même sans le monter, me faisait encore autant de bien. J’ai pris l’habitude d’y aller une fois par mois, souvent avec les garçons.
Diane a pris soin de Doc et payé toutes ses dépenses pendant neuf ans. Elle ne l’a pas souvent monté, à ce qu’on m’a dit, mais elle l'aimait et s’occupait bien de lui. Doc continuait de vivre sa retraite parfaite. Martine m’envoyait quelques fois des photos et ça me rendait heureuse. Quand Diane a déménagé à plus grande distance de l’écurie, elle a espacé ses visites, et j’ai augmenté la fréquence des miennes, à mon grand bonheur. Ma situation familiale s’était grandement compliquée après la séparation, et Doc redevenait mon plus fidèle confident et ami. Combien d’heures j’ai pu passer à pleurer sur son épaule…sa présence était rassurante, et comblait mes nombreux moments de difficile solitude à travers les tempêtes qui se succédaient. Ces précieuses heures à l’écurie aux côtés de mon complice me faisait décrocher et mettaient un baume sur mon cœur et mon âme.
À l’arrivée de l’automne 2016, Diane a annoncé à Martine qu’elle désirait faire euthanasier Doc avant l’hiver, ne voulant plus qu’il passe ses journées dehors au froid. Diane était un peu déconnectée de la réalité quotidienne de Doc, que Martine traitait aux petits oignons, comme si c’était le sien. La discussion a mal viré, et j’ai été mise au courant. J’ai mis fin aux chicanes, pour moi, la décision était évidente.
Ma situation financière venait justement de reprendre un tournant avantageux, et le timing était parfait. J’ai repris mon Doc. Aussi simple ça. Tout le monde était content, moi la plus heureuse, évidemment. J’ai flotté pendant plusieurs jours dans des douces émotions, heureuse de savoir que mon amour finirait ses jours à mes côtés, et que moi seule déciderais de sa fin.
Il a étiré sa vie de rêve un autre trois ans. Trois autre belles années remplies de journées au soleil, de caresses et d’amour de la part de tous les pensionnaires. Doc était comme la mascotte de l’écurie, en liberté totale, déambulant à sa guise sur tout le terrain, et même dans l’écurie. Je suis certaine que très peu de chevaux ont eu la belle vie que mon Doc a eu.
Le matin du 16 février 2020, Martine m’a appelée pour me dire que mon Doc n’allait pas bien. Il ne mangeait pas et avait de la difficulté à boire. Je suis partie pour l’écurie avec une bonne compote de pommes, à laquelle je savais qu’il ne pourrait pas résister.
Martine et moi s'étions entendues depuis des années déjà que Doc ne recevrait plus aucun traitement hors des soins de base, évidemment, vu son âge avancé. Je me faisais confiance pour savoir que quand le temps serait venu, Doc me donnerait LE signe. À mesure que le jour avançait, sa condition ne s’améliorait pas. Il avait un blocage au niveau de l’œsophage à cause de l’usure de ses dents qui l’empêchait de bien mastiquer avant d’avaler. Plus rien ne passait, pas même ma compote. Je lui ai demandé si on était arrivés à la fin, et ses yeux m’ont dit oui, tout doucement. Il ne souffrait pas. Il était simplement arrivé au bout de sa route, au bout de sa fabuleuse route.
Je suis restée à parler avec lui toute la journée, à le remercier, à pleurer dans le poil de son cou, à le caresser sur tout le corps, à respirer cette odeur familière qui avait imprégné plus de la moitié de ma vie. La vétérinaire est arrivée en soirée, et il s’est éteint, son gros nez doux sur mes genoux. En paix, tous les deux.
Il aurait eu 35 ans le 16 avril suivant, presque centenaire en âge humain… moi j’en étais presque venue à le croire éternel.